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Le blog de Philippe Bensimon
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19 juillet 2015

Dominique Strauss-Kahn : "A mes amis allemands"


Drapeau Européen

DSK est sorti hier une deuxième fois de son silence pour donner son avis sur le pseudo-accord entre les Grecs et leurs créanciers établi le week-end dernier. Cet accord est une véritable horreur en ce qu'il ne résout rien (il redonne juste aux Grecs de quoi agoniser trois ans de plus), et s'accompagne de mesures d'austérité supplémentaires qui vont plonger encore un peu plus les Grecs dans la misère, et diminuer encore un peu plus les rentrées d'argent de l'Etat Grec (Cf. mon article du 9 juillet). C'était exactement ce qu'il fallait éviter, ce contre quoi se battait Alexis Tsipras, et ce qu'avaient refusé les Grecs lors du référendum organisé il y a quinze jours.

L'analyse de DSK, publiée hier sous forme de lettre ouverte intitulée "A mes amis Allemands", rejoint et dépasse mon analyse du 9 juillet : l'attitude des Allemands et de quelques autres Etat vient de donner un coup d'arrêt très violent à la construction de l'Europe, seul rempart que nous ayons contre les guerres intestines, et seul moyen que nous ayons d'accéder à une taille critique face aux grands blocs que sont l'Alena, le Mercosur, la Chine, etc. DSK utilise dans son texte des expressions très dures ("week-end fondamentalement néfaste, presque mortifère") dont seul l'avenir nous dira si elles sont justifiées.

Mieux qu'un commentaire, voici le texte de Dominique Strauss-Kahn :

  

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A mes amis allemands

"Hollande a tenu bon. Merkel a bravé ceux qui ne voulaient à aucun prix d’un accord. C’est à leur honneur. Un plan a de bonnes chances d'être mis en œuvre, repoussant, sinon effaçant, les risques de Grexit. C'est insuffisant mais c'est heureux.

Mais les conditions de cet accord, quant à elles, sont proprement effrayantes pour qui croit encore en l'avenir de l'Europe. Ce qui s’est passé pendant le week-end dernier est pour moi fondamentalement néfaste, presque mortifère.

Il y a, bien sûr, ceux qui ne croient pas en cet avenir. Ceux là se réjouiront, ils sont nombreux et de deux écoles différentes.

La première regroupe tous ceux qui ont la vue trop courte. Ceux dont le nationalisme empêche de voir au delà de leurs frontières et qui s’interrogent en vain sur l’existence même de l’Europe. Mais qui sait ce qu’est vraiment l’Europe ? Qui sait d’où affleure ce continent ? L’Europe est-elle née dans les poèmes homériques du IXème siècle avant notre ère ? Est-elle née dans les tranchées de fange et de boue où tous les sangs du monde vinrent se mêler, mélanger leurs couleurs, brasser leurs rêves, croiser leurs ambitions ? Est-elle née plus près de nous encore, plus prosaïquement aussi, dans les minutieux et laborieux traités de l’Union Européenne ? Elle était, à n’en pas douter dans la tête d’Erasme qui, en 1516, écrit dans La complainte de la paix : « L’Anglais est l’ennemi du Français uniquement parce qu’il est français, le Breton hait l’Ecossais parce qu’il est écossais ; l’Allemand est à couteaux tirés avec le Français, l’Espagnol avec l’un et l’autre. Ô perversité des hommes, la diversité superficielle des noms de leurs pays suffit à elle seule à les diviser ! Pourquoi ne se réconcilient-ils pas plutôt sur toutes ces valeurs qu’ils partagent ensemble ? »

Il y a aussi ceux qui ont la vue trop longue. Ceux qui sont capables de voir plus loin que leurs propres frontières mais qui ont choisi de renoncer à faire vivre cette communauté qui leur était pourtant la plus proche. Ils se tournent vers d’autres, plus à l’Ouest, auxquels ils ont accepté de se soumettre. C’est ce qui était dans la tête de Cioran dont l’écho de la rage impuissante nous parvient encore : « Comment compter, se désole-t-il, sur l’éveil, sur les colères de l’Europe ? Son sort et jusqu’à ses révoltent se règlent ailleurs ».

Et puis il y a ceux, dont je suis, qui ne se reconnaissent ni dans les premiers ni dans les seconds. C’est à eux que je m’adresse ici ; à mes amis allemands qui croient en l’Europe que nous avons voulu ensemble naguère ; à ceux qui pensent qu’une culture européenne existe. Ceux qui savent que les pays qui en dessinent les contours, et dont les livres d’histoire ne retracent généralement que les conflits, ont façonné une culture commune qui n’est semblable à aucune autre. Cette culture n’est pas plus riche qu’une autre, ni plus glorieuse, ni plus noble mais pas moins non plus. Elle est forgée dans cet alliage particulier où se fondent l’individualisme et l’universalisme égalitaire, elle incarne et revendique plus que toute autre ce que le philosophe allemand Jürgen Habermas nomme une « solidarité citoyenne» quand il écrit par exemple que « le fait que la peine de mort soit encore appliquée dans d’autres pays est là pour nous rappeler ce qui fait la spécificité de notre conscience normative ».

De cette culture, nous sommes dépositaires. C’est une longue histoire, une formation longue de dizaines, de centaines d’années, une succession de douleur parfois, de grandeur bien sûr, et de conflits aussi, entre nous, entre frères européens. Nous avons dû dépasser ces rivalités, d’une violence parfois inouïe, sans jamais les oublier. Je ne sais si nous sommes sortis plus forts de ces épreuves européennes qui ont contribué à modeler l’histoire du monde ; ce dont je suis persuadé en revanche, c’est que nous y avons acquis un penchant particulier pour une société solidaire. L’Europe, c’est Michel Ange, Shakespeare, Descartes, Beethoven, Marx, Freud et Picasso. Ils nous ont appris, eux et tant d’autres encore, à fonder le partage entre la nature et la culture, entre le religieux et le séculier, entre la foi et la science, entre l’individu et la communauté. C’est parce que cet héritage nous est commun, qu’il est inscrit au plus profond de notre être collectif, qu’il n’en finit pas d’irriguer les œuvres dont nous avons été, dont nous sommes et dont nous serons capables, que nous avons su mettre fin à nos guerres intestines.

Mais le démon n’est jamais loin qui nous fait revenir à nos errements passés. C’est ce qui s’est produit pendant ce week-end funeste. Sans discuter en détails les mesures imposées à la Grèce pour savoir si elles sont bienvenues, légitimes, efficaces, adaptées, ce que je veux souligner ici c’est que le contexte dans lequel ce diktat a eu lieu crée un climat dévastateur.

Que l’amateurisme du gouvernement grec et la relative inaction de ses prédécesseurs aient dépassé les bornes, je le mesure. Que la coalition des créanciers conduite par les allemands, soit excédée par la situation ainsi crée, je le comprends. Mais ces dirigeants politiques me semblaient jusqu’alors trop avertis pour vouloir saisir l’occasion d’une victoire idéologique sur un gouvernement d’extrême gauche au prix d’une fragmentation de l’Union. Parce que c’est bien de cela qu’il s’agit. A compter nos milliards plutôt qu’à les utiliser pour construire, à refuser d’accepter une perte –pourtant évidente- en repoussant toujours un engagement sur la réduction de la dette, à préférer humilier un peuple parce qu’il est incapable de se réformer, à faire passer des ressentiments – pour justifiés qu’ils soient- avant des projets d’avenir, nous tournons le dos à ce que doit être l’Europe, nous tournons le dos à la solidarité citoyenne d’Habermas. Nous dépensons nos forces en querelles intestines et nous prenons le risque d’enclencher un mécanisme d’éclatement. Nous en sommes là. Un fonctionnement de la zone euro dans lequel vous, mes amis allemands, suivis par quelques pays baltiques et nordiques, imposeriez votre loi sera inacceptable pour tous les autres.

L’euro a été conçu comme une union monétaire imparfaite forgée sur un accord ambigu entre la France et l’Allemagne. Pour l’Allemagne, il s’agissait d’organiser un régime de taux de change fixe autour du Deutschemark et d’imposer par ce biais une certaine vision ordo-libérale de la politique économique. Pour la France, il s’agissait de manière un peu naïve et romantique d’établir une devise de réserve internationale à la hauteur des ambitions de grandeur de ses élites. Il faut désormais se sortir de cette ambiguïté initiale devenue destructrice et de ces projets autocentrés même si chacun sait qu’on ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens. Cela nécessite un effort commun en France comme en Allemagne. Chaque pays rencontre des obstacles majeurs sur ce chemin. L’Allemagne est prisonnière d’un récit trompeur et incohérent sur le fonctionnement de l’union monétaire largement partagé par sa classe politique et sa population. En France, a l’inverse, la paresse, et le souverainisme larvé des élites économiques et intellectuelles est tel qu’il n’existe pas de récit ni de vision intelligente et rénovée de l’architecture de l’union monétaire qui puisse trouver un soutien populaire. C’est cette vision commune qu’il faut inventer d’urgence.

Ne me dites pas que c’est seulement en imposant des règles de saine gestion que vous entendez sauver l’Europe ! Nul plus que moi n’est attaché au respect des grands équilibres et c’est ce qui nous a toujours rapproché. Mais il faut les faire respecter dans la démocratie et le dialogue, par la raison, pas par la force.

Ne me dites pas que s’il en est ainsi et que si certains ne veulent rien entendre, vous continuerez votre route sans eux ! Jamais le repli sur le Nord ne suffira à vous sauver. Vous, comme tous les Européens, avez besoin de l’ensemble de l’Europe pour survivre, divisés nous sommes trop petits. La mondialisation nous fait assister à l’apparition de grands espaces géographiques et économiques appelés à se répondre et à se concurrencer pour des décennies, peut être pour des siècles. Les zones d’influence qui se dessinent, les regroupements qui s’opèrent risquent de durer longtemps. Chacun voit bien se dessiner la plaque nord-américaine. Elle regroupera, autour des Etats Unis, ses satellites canadiens et mexicains, voire au delà. Tout donne à penser aujourd’hui que l’Amérique du Sud saura accéder à une forme d’autonomie. En Asie deux ou trois zones peuvent se dégager, selon qu’en sus de la Chine et de l’Inde, le Japon saura ou non créer autour de lui une solidarité suffisante justement parce que il est lui aussi trop petit s’il reste seul. L’Afrique s’éveille, enfin, mais elle à besoin de nous. Quand au monde musulman, agité aujourd’hui par les tremblements liés à une utilisation politique de l’Islam par certains, il peinera sans doute à trouver son unité.

L’Europe peut être un de ces joueurs mais ce n’est pas encore sûr. Pour y parvenir, son ambition doit être de se rassembler dans l’Union actuelle et même au delà. Pour survivre parmi les géants, l’Europe devra regrouper tous les territoires compris entre les glaces du Nord, les neiges de l’Oural, et les sables du Sud. C’est à dire retrouver ses origines et envisager, à l’horizon de quelques décennies, la Méditerranée comme notre mer intérieure. La logique historique, la cohérence économique, la sécurité démographique, auxquelles j’ajouterai –quoi qu’il en semble- une proximité culturelle issue de la diffusion des religions du Livre, nous montrent la voie. Tout à nos conflits internes, nous ne regardons que vers le Nord et nous négligeons le Sud. C’est là pourtant qu’est le berceau de notre culture. C’est lui qui apportera à la vieille Europe le sang neuf des jeunes générations. C’est lui qui fera de l’Europe le point de passage obligé entre l’Orient et l’Occident. Alexandre, Napoléon, nos folles ambitions coloniales ont cru construire cette unité par la force des armes. La méthode, cruelle et détestable, a échoué mais l’ambition était fondée. Elle le demeure.

L’enjeu est de taille. Une alliance de quelques pays européens, même emmenée par le plus puissant d’entre eux, sera peu capable d’affronter seule la pression russe et sera vassalisé par notre allié et ami américain à une échéance qui n’est peut être pas si lointaine. Il y a ceux qui ont déjà choisi cette voie. Ce sont ceux dont je disais plus haut qu’ils ont la vue trop longue. Mais ce n’est pas le cas de tous. C’est aux autres que je m’adresse.

L’Europe que je souhaite doit évidemment avoir ses règles et sa discipline de vie commune, mais elle doit aussi avoir un projet politique qui la dépasse et qui justifie ces contraintes. Aujourd’hui chacun semble l’avoir oublié. Notre modèle européen peut être un modèle pour d’autres peuples qui refusent de se couler dans un moule unique venu d’Outre Atlantique. Mais pour être un modèle, l’Europe doit voir loin, refuser les mesquineries, jouer son rôle dans la mondialisation, en un mot, continuer à façonner l’Histoire."

 Crédit photo : DSK en 2007, © Marie-Lan Nguyen / Wikimedia Commons

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